Argumentaire

À propos de ses souvenirs de Cracovie en 1890, W.E.B Du Bois écrivait : « Je n’avais jamais pensé qu’une manifestation de préjugé de race pouvait être autre chose qu’un préjugé de couleur ». Pourtant, après avoir visité le ghetto de Varsovie en 1946, il mentionnera : « La question de race qui m’intéressait traversait les barrières physiques, les barrières de couleur, de croyance, de statut » (Du Bois, 1949). Aussi, selon R. Bastide (1945) les « Noirs » au Brésil ont été considérés « en dehors du vrai catholicisme », comme des « païens déguisés ». En France, l’enquête sur les trajectoires et les origines (TeO) de l’INED (Simon et Tiberj, 2010) a permis de montrer que la religion n’est citée comme cause de discriminations que par les originaires des régions où l’islam est socialement majoritaire, et plus souvent, par les descendant.e.s d’immigrés que par les immigrés. En revanche, dans des nouveaux pays d’immigration du Sud de l’Europe politique, en plus de l’islam, maintes recherches menées sur l’exploitation des primo-migrants montrent aujourd’hui comment des étiquettes religieuses participent de la segmentation du marché du travail ainsi que du contournement des droits humains et du droit du travail.

Loin de se réduire à une « pure » dimension identitaire, les assignations et les expressions religieuses ethnicisées ou racisées permettent d’appréhender la façon dont se font et se défont les « races », loin de la seule composante somato-biologique. Ce colloque a pour objectif d’interroger les tensions existant entre le champ du religieux et deux processus, à la fois proches et distincts, que sont l’ethnicisation et la racisation (Benveniste, 2010). Qu’elle soit encadrée ou pas par des guillemets, la notion de race ne repose sur aucune réalité biologique ni naturelle. Ainsi, nous prendrons appui sur le principe selon lequel « l’idée de race n’est pas ce sur quoi s’ancre logiquement le racisme, mais au contraire ce qu’il produit » (De Rudder et al. 2000). La question posée est alors la suivante : comment des données de type racial, ethnique et religieux réussissent-elles à s’imbriquer en partageant des espaces communs de tension et asymétrie ou, au contraire, en produisant leur mise en silence ? Quelles articulations s’observent entre assignations, choix ou formes de résistance et revendications autour d’un référentiel religieux commun ? S’interroger sur le religieux au prisme de l’ethnicisation et de la racisation permettra donc de questionner l’existence d’une « zone grise » à la croisée de la sociologie du religieux, des migrations et des relations inter-ethniques, faisant émerger plusieurs interrogations centrales dans ce colloque. Est-il envisageable de penser le religieux en contournant les assignations ethnico-raciales dès lors qu’elles se posent? À l’inverse, quels seraient les écueils d’une approche du religieux centrée sur les formes de minorisation et d’altérisation ? Comment sont mobilisés la race, l’ethnique et le religieux dans les processus de discriminations ? Enfin, si la racisation s’accompagne souvent d’une perception associant ce phénomène au corps, de quelle manière s’opère l’association entre corps et religieux pour légitimer des représentations et des conduites racistes ?>

Axes de réflexion

I/ L’approche historique : émergence et occultation des concepts

Des comparaisons historiques pourraient fournir des lectures pertinentes de l’appropriation du racial, de l’ethnique et du religieux. Il s’agirait de préciser comment la racisation et l’ethnicisation ont travaillé le religieux d’une manière spécifique selon les époques et les espaces. Pourquoi un type d’analyse prévaudrait-il plutôt qu’un autre et à partir de quels cadres de pensée ? Ainsi, l’aversion chrétienne pour la religion juive (antijudaïsme) et l’aversion pour le groupe racisé juif (antisémitisme) sont omniprésentes dans les polémiques sur la responsabilité des Églises lors de l’extermination des juifs. Or, l’emploi de ces expressions soulève des difficultés considérables dans le discours scientifique, même si depuis 1945 le terme d’antisémitisme a été opposé à celui d’antijudaïsme comme le moderne au traditionnel, le politique au religieux (Favret-Saada, 2004). Loin de se limiter au rapport entre juifs et chrétiens ou entre judaïsme et christianisme dans le contexte européen, il est suggéré de proposer d’autres corrélations, engageant notamment une historicisation de l’islam dans d’autres espaces (Hall, 2011), afin de comprendre comment il a acquis une place centrale dans les sociétés contemporaines. Si d’autres expressions religieuses, comme le Pentecôtisme, portent « l’espérance d’un monde (…) où aucune barrière sociale, raciale, économique, culturelle, institutionnelle, traditionnelle, ne viendrait faire obstacle à l’accomplissement d’un individu » (Mottier, 2008), il est également important de situer la place du messianisme dans ce débat.>

Les propositions de communications devront donc resituer le questionnement dans une temporalité, de manière à montrer comment se construit l’entremêlement des appartenances ethnico-raciales et religieuses ainsi que ses mobilisations successives.

II/ Les contextes, les échelles et les cadres d’analyse

Un même groupe a pu, à un moment donné, être renvoyé à la race ou à l’ethnico-religieux. Il importera, dans ce deuxième axe, de questionner l’influence du contexte sur les discriminations religieuses ou ethnico-raciales ainsi que celle des échelles (locale, nationale, régionalisée ou inscrite dans un système global). Nous interrogerons également l’influence des construits sociaux tels que le genre, l’âge ou la classe sociale sur l’entremêlement du religieux, de l’ethnique et de la race. S’agit-il de dynamiques structurelles ou conjoncturelles ? Nous pourrons alors nous demander quelle est la contribution de la société civile, des syndicats, des institutions d’intervention sociale ou médicales sur l’entremêlement du religieux, de la race et de l’ethnicité. Par exemple, c’est en prenant appui sur le catholicisme que des mobilisations d’ouvriers agricoles mexicains ont eu lieu en Californie, dans les Etats du Nord-Ouest des Etats-Unis (Garcia et Garcia, 2005) ou qu’au Chiapas, les mouvements religieux pentecôtistes ont servi tantôt à cibler les groupes « indigènes » à déplacer, tantôt à leur fournir des outils de résistance (Bastian, 2011). Ici, le religieux conduit à des formes de mobilisation ordinaire, de résistance ou d’endurance pour des migrant-e-s ou pour leurs descendant-e-s. Les propositions de communications devront donc souligner l’influence du cadre et du contexte dans la construction des interrelations entre racisation, ethnicisation et religieux.

III/ Interroger les expériences vécues et les figures emblématiques

Tout en tenant compte du fait qu’une « perspective religieuse » n’est pas partout identique (Asad, 1993), nous souhaitons, dans le cadre de ce colloque, nous intéresser à l’agency des acteurs pris dans l’interrelation entre religieux, ethnicisation et racisation. Quelles sont les expériences vécues des effets croisés entre processus d’ethnicisation et de racisation en lien avec les expériences religieuses? S’agit-il d’imputations ou de revendications ? Pour étayer notre réflexion, les propositions de communication pourront traiter de figures exemplaires d’acteurs sociaux manifestant, par leurs trajectoires, les distinctions et les proximités entre ethnicisation-racisation et religieux. Par exemple, le cas d’Emmanuel Milingo, ancien exorciste et archevêque zambien, objet de multiples assignations ethnico-raciales et éloigné de sa fonction par la hiérarchie catholique en 2009, suite à une mise en discussion de ses modalités d’exercice du « ministère de guérison » à Rome (Charuty, 2013), pourrait constituer une figure intéressante pour notre réflexion. Le cas des conversions peut être aussi une piste de recherche féconde tout comme la sortie du croire d’une partie des acteurs sociaux ethnicisés/racisé.e.s. Au-delà de cet exemple, toute autre proposition permettant de dénicher le lien entre religieux, ethnicisation et racisation là où on ne s’attendait pas à le trouver, serait la bienvenue.

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