La foi comme facteur d'engagement dans la lutte contre l'islamophobie : un exemple de réaction à la racisation ressentie des musulman-e-s dans la France contemporaine.
Pauline Picot  1@  
1 : Unité de recherche Migrations et Société  (URMIS)  -  Site web
Université Paris VII - Paris Diderot

Je propose, dans cette communication, d'aborder à travers l'étude de mobilisations contre l'islamophobie l'expérience de la racisation, perçue comme résultant de leur religion, de personnes musulmanes vivant en France aujourd'hui.

Je me baserai sur un travail de terrain mené depuis quelques mois en Ile-de-France, auprès d'associations de lutte contre le racisme créées dans le courant des années 2000, qui partagent une analyse de la situation des minoritaires dans la France contemporaine comme relevant d'un « racisme postcolonial » et revendiquent, en guise de distinction d'avec les associations antiracistes « historiques » que sont SOS-Racisme, le MRAP ou la LICRA, d'agir par et pour les personnes faisant l'expérience des discriminations et du racisme au quotidien. Si j'étudie dans ce cadre plusieurs associations, je me concentrerai ici sur l'une d'entre elles, en cours de structuration, qui a pour objectif principal et explicite la lutte contre l'islamophobie et dont la singularité est de présenter son action comme relevant d'une « éthique musulmane ».

A partir d'une série d'observations, j'analyserai les modes d'action choisis par ce groupe militant et la construction d'un discours relatif à l'islamophobie et aux moyens de lutte, qui s'inscrivent, selon les mots d'une des membres, dans un « référentiel islamique » : l'analyse de l'islamophobie privilégiée par le groupe est que celle-ci relève essentiellement de préjugés de la part des majoritaires, d'une méconnaissance de l'Islam conduisant à des pratiques discriminatoires ; mais qu'elle tient aussi à la « mauvaise image » donnée par des musulmans qui « manque[raient] de pratique ». Les moyens d'action proposés relèvent alors à la fois de l'information des non-musulmans et de la réforme des musulmans eux-mêmes, tandis que l'activité militante est pensée comme le corollaire de la foi, celle-ci signifiant autant engagement spirituel qu'engagement social et civique.

Je souhaite interroger plus particulièrement ce recours au religieux dans le cadre de la construction d'une mobilisation antiraciste : si la croyance et l'engagement religieux sont des ressources courantes pour l'engagement militant au niveau individuel, leur revendication devient une stratégie surprenante sur le plan collectif. En effet, il est a priori risqué de s'affirmer en tant que musulman‑e‑s dans l'espace des luttes contre le racisme, dominé par le discours universaliste laïc, et dans le contexte d'un champ politique majoritaire dans lequel le « respect de la laïcité » est devenu le mètre-étalon de la supposée « capacité d'intégration » des immigré-e-s postcoloniaux et de leurs descendant-e-s. Le registre religieux tient alors plusieurs rôles pour le groupe mobilisé : revendiquer « pour soi » une identité prescrite, stigmatisante, dans un contexte où la religiosité musulmane est sans cesse construite comme illégitime (Amiraux, 2014) relève d'un mécanisme bien connu de « retournement du stigmate » (Goffman, 1973). Il s'agit aussi d'une stratégie de construction et d'élargissement du groupe mobilisé en dépit de son hétérogénéité objective (de sexe, de classe, de capital socio-culturel), autour d'une identité et d'une expérience religieuse « communalisables » et d'un objectif de promotion de la « bonne » religiosité ; ce qui peut également constituer une tactique de positionnement au sein d'un espace de mobilisations concurrentiel, en se démarquant des discours antiracistes classiques tout en se rapprochant du vocabulaire et des positions d'une partie du champ associatif musulman organisé autour de la gestion du culte et de l'implication des croyants dans la vie locale (de Lavergne, 2003 ; de Galembert, 2009).

Je soumettrai ainsi à la discussion l'hypothèse que ce (sur)investissement du religieux par ce groupe militant dans l'espace des luttes antiracistes, en faisant passer la foi musulmane de support de la racisation à support de la lutte, peut paradoxalement contribuer à redonner à la religion son caractère de « fait social normal ».


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